Dès le XVII° siècle, Lyon tenait une place importante parmi les villes de France par le renom de ses artistes et par la prospérité de ses manufactures de soie établies par François Ier ; si bien qu’un magistrat de Dijon, qui visitait le midi de la France en 1579, décrivait avec un naïf étonnement le bourdonnement incessant de ses fabriques, le mouvement de ses rues et surtout la richesse des costumes de ses habitants.
Cependant, au siècle dernier, si, non content d’une vue d’ensemble et d’un jugement superficiel, le visiteur eût pénétré dans les faubourgs, il se serait bientôt égaré dans un dédale de ruelles grimpantes, étroites, tortueuses, empuanties par un brouillard sale, imprégné de la fumée des machines et de l’odeur ammoniacale des cuves de teinture.
Dans des maisons à six étages, immondes et lépreuses, qui surplombaient la rue, vivait un peuple au teint pâle, aux chairs molles, d’une stature généralement au-dessous de la moyenne, et dont la taille était presque toujours déjetée par quelque difformité anatomique : c’était le canut. Cet ouvrier en soie, des mains duquel sortaient de luxueuses étoffes tissées d’or et d’argent, était un véritable paria. Pendant les trois quarts de la journée, il était cloué sur un métier dont l’exercice exigeait les positions du corps les plus pénibles.
Représentez-vous en effet, les anciens tisseurs au milieu de ces amas confus d’outils, de ressorts, de cordes, de pédales de toutes formes, de toutes dimensions, se détraquant à chaque instant ; l’ouvrier principal, mal assis sur une escabelle, agitant les pieds en tous sens pour fouler les marches, élevant ou abaissant ainsi les fils qui devaient former le fond de l’étoffe, lançant sa navette au milieu de ces fils et de ceux que faisaient lever, à sa voix et d’après le dessin, un ou deux ouvriers, nommés tireurs de lacs, parce qu’ils avaient pour office de tirer des ficelles. Ces malheureux gardaient la même attitude pendant des journées entières ; leurs membres se tordaient, se déformaient, se rabougrissaient ; et, comme ce jeu, purement mécanique, exigeait peu de force, on y appliquait de pauvres filles, de malheureux enfants ! un grand nombre succombaient à ce métier barbare, les autres traînaient une débile existence dans des logements trop étroits, insalubres; aussi ne parvenaient-ils pas à une vieillesse avancée, et on assure que jamais ouvrier n’a été petit-fils d’ouvrier. On conçoit qu’avec une pareille hygiène, avec une semblable manière de vivre, l’intelligence du canut fut extrêmement bornée. Il était doux, docile, sa physionomie était empreinte de bonhomie et de simplicité, son accent était singulièrement lent et traînard; mais, sauf exception, dit le docteur Monfalcon, qui a écrit la monographie du canut, " un habitant de l’Océanie possédait un nombre d’idées plus grand et savait les combiner avec plus d’habilité. "
Cette race triste et chétive appartient aujourd’hui à la légende ; des habitations plus salubres, des habitudes moins contraires à l’hygiène, une meilleure nourriture ont fait du tisseur lyonnais un ouvrier robuste et intelligent.
En 1788, 14780 métiers de tous genres battaient dans les murs de Lyon ; aujourd’hui, l’industrie lyonnaise s’est étendue, non seulement dans ses faubourgs qui sont devenus des villes, mais elle a encore gagné les campagnes, elle rayonne sur les départements voisins.
Cette immense prospérité, cette transformation sociale sont dues en partie à un pauvre canut, philanthrope sans le savoir, et mécanicien inconscient, à l’ouvrier de génie Jacquard.

Joseph Marie Jacquard naquit à Lyon, le 7 juillet 1752. Son père, Jean-Charles Jacquard, était maître ouvrier en étoffes brochées d’or, d’argent et de soie ; sa mère, Antoinette Rive, était liseuse de dessins, emploi qui consistait à indiquer à l’ouvrier principal le nombre des lignes noires auxquelles doivent correspondre les fils de la chaîne dans un espace convenu, en expliquant si c’est du fond ou de la figure.
Son grand-père était tailleur de pierres à Couzon, village de la banlieue de Lyon, situé sur les bords de la Saône, où se trouvent des carrières d’une pierre rouge comme du granit.
Le père Jacquard, qui ne concevait pour son fils d’autre profession que la sienne, négligea de lui faire donner quelque instruction. Ainsi que Vaucansson, Jacquard, au sortir du berceau, était possédé par l'instinct de la mécanique. Abandonné à lui-même, il passait son temps à construire en bois de petites maisons, des tours, des églises, et il acquit ainsi, sans le secours de personne, une instruction sommaire.
L’enfant avait à peine dix ans quand il perdit sa mère. Cet événement affecta profondément sa nature délicate et aimante, et quand son père, le jugeant assez fort pour l’aider dans son travail, voulut l’employer à tirer les lacs, c’est-à-dire les cordes qui faisaient alors mouvoir la machine destinée à former le dessin, sa santé ne put supporter les fatigues de ce pénible labeur. Sa répugnance instinctive pour des machines qui lui semblaient lourdes, grossières et fatigantes le fit déserter la maison paternelle. Il se réfugia chez un de ses parents, Mr Barret, imprimeur-libraire, où il fut employé à brocher et à relier des livres. Puis il passa dans l’atelier de Mr Saulnier, un des plus habiles fondeurs de caractères d’imprimerie de Lyon. Toujours guidé par son goût pour la mécanique, il fit plusieurs outils nouveaux à l’usage des imprimeurs, qui furent adoptés comme un perfectionnement ; il en imagina d’autres à l’usage des couteliers. A vingt ans, Jacquard perdit son père et se trouva possesseur d’un modique patrimoine. Il monta alors une fabrique de tissus façonnés et s’adjoignit quelques ouvriers.
En 1778, il épousa Claudine Boichon, fille d’un armurier, ami de son père et qui passait pour riche. On promit une dot qu’on ne paya pas ; des procès furent intentés. Jacquard les perdit. La gêne entra dès lors dans le modeste ménage ; bientôt ce fut la misère, puis la ruine. L’inexpérience commerciale de Jacquard, sa probité et ses incessantes recherches pour améliorer le tissage amenèrent un désastre que les envieux et les ennemis du pauvre inventeur avaient prédit.
A l’heure de l’infortune, ses amis l’abandonnèrent ; sa femme seule le comprit et le consola : elle fut l’amie des mauvais jours. Pour payer les essais et les dettes de son mari, elle vendit la maisonnette de Couzon, berceau de la famille ; elle vendit les deux métiers, ses bijoux, même ses meubles. Tout y passa, et Jacquard, réduit au plus affreux dénuement, fut obligé de quitter sa femme et son enfant, pour se placer à gage chez un fabricant de chaux du Bugey.
Quant à sa femme, Claudine, elle entra comme ouvrière dans une fabrique de chapeaux de paille.
Malgré les rudes épreuves de l’existence , l’ouvrier était toujours possédé d’une idée : la recherche d’un métier supprimant l’opération du tirage des lacs. La lecture de la Science du Bonhomme Richard, que venait de publier Franklin, fit alors une vive impression sur son esprit.
" J’étais sobre, je devins tempérant, écrivait-il à un de ses amis ; j’étais laborieux, je devins infatigable ; j’étais bienveillant, je devins juste; j’étais tolérant, je devins patient ; j’étais intelligent, j’essayai de devenir savant. "
Mais le manque d’argent l’empêcha alors de réaliser ses théories, et sa vie se serait probablement écoulée en rêves stériles, quand la Révolution vint lui aplanir la voie.
Ce grand mouvement populaire avait été mal accueilli dans le midi de la France. Lyon surtout ne pouvait voir favorablement l’émigration des nobles et la proscription des riches, car son commerce de soie et de broderies en or avait besoin, pour prospérer, du faste de la cour et du clergé. Aussi, lorsque après le 10 août, Châlier, imitateur de Marat, se mit à la tête des Jacobins et de la municipalité de Lyon, les sections qui obéissaient à la réaction royaliste se soulevèrent, et une lutte sanglante ne tarda pas à éclater. Châlier est envoyé à l’échafaud et tous les citoyens prennent les armes. La ville est mise en état de défense, et une armée de 20000 hommes, command ée par les royalistes Précy et le marquis de Virieu, se prépara, de concert avec l’armée sarde, à résister à l’armée républicaine de Kellermann.
Jacquard, qui était alors dans le Bugey, accourut à Lyon partager les périls de ses concitoyens. Toutes les têtes étaient exaltées : les jeunes gens s’enrôlaient, les femmes se montraient près des redoutes ; une caisse militaire se forma et l’insuffisance du numéraire fut suppléée par des billets des principaux négociants. Les maisons furent crénelées ; on "établit des batteries, on fondit de l’artillerie, on fabriqua de la poudre : la population était décidée à lutter avec énergie. Un terrible bombardement livra aux flammes les plus riches quartiers de la cité rebelle : la place Bellecour, l’arsenal, le quartier Saint-Clair, le port du temple furent détruits, en même temps que l’armée sarde était vigoureusement refoulée dans les Alpes par Kellermann.
Nommé sous-officier, Jacquard combattit dans les postes avancés, ayant à, ses cotés son fils agé de quinze ans. Bientôt abandonné à ses propres forces, Lyon succomba après cinquante cinq jours de siège. Couthon, commissaire de la Convention, y fit son entrée à la tête de l’armée républicaine, réintégra l’ancienne municipalité montagnarde, et lui donna mission de chercher et de désigner les rebelles, qu’une commission populaire fut chargée de juger militairement. C’est alors qu’à son instigation, parut le fameux décret de la Convention ordonnant la destruction de Lyon et décidant que sur ses ruines on élèverait une colonne portant cette inscription :
Lyon fit la guerre à la Liberté, Lyon fut détruit.

La ville devait s’appeler à l’avenir : Commune affranchie.
Les souvenirs que Jacquard avait conservés de ces temps terribles étaient confus comme ceux que conserve le passager inexpérimenté de la tempête où il a vingt fois failli sombrer. Il courut alors le plus grand danger. Des gens qui se faisaient délateurs, de peur d’être victimes s’empressaient de signaler aux vengeances proconsulaires les fabricants et les ouvriers qui avaient pris le plus ouvertement part à la résistance.
La guillotine était en permanence sur la place des Terreaux, tandis que sur la promenade des Brotteaux se faisaient les exécutions en masse, à coup de canon chargé à la mitraille.
Jacquard aurait fini par être découvert par les sbires de Couthon, si son jeune fils n’avait eu l’idée de courir au bureau des enrôlements militaires et de se faire délivrer deux feuilles de route, l’une pour lui et l’autre pour un de ses camarades, afin de rejoindre un régiment en marche sur Toulon. Il était temps, car le lendemain, dit-on, des soldats pénétrèrent dans la retraite de Jacquard. Pour les proscrits lyonnais, un camp devenait l’asile le plus sûr.
Les volontaires de Rhône et Loire prirent la route du Midi. Du haut de la colline de Perrache, Jacquard et son fils, restés un peu en arrière de leurs compagnons, se retournèrent pour contempler encore une fois la ville étendue à leurs pieds. Ils cherchaient à distinguer, parmi les vagues pressées des toits, celui sous lequel veillait en pleurs la mère, l’épouse dévouée qu’ils n’avaient pu seulement embrasser. Quand la reverraient-ils ? ils l’ignoraient, et, pour l’un deux, l’heure de cette réunion ne devait jamais venir en ce monde.
Vu de cette hauteur, Lyon offrait, en 93, un aspect étrange et lugubre. Au-dessus de l’immense vallée, se balançait, pareil à un dais funèbre, une fumée qui n’était pas alors celle de l’industrie. Cà et là jaillissaient des lueurs d’incendies… Au bruissement des métiers, à ce bruit formé de mille autres qui se dégage d’une grande ville en pleine prospérité, avait succédé un morne silence…
Jacquard contemplait avec un profond abattement cette ville, théâtre et tombeau des rêves de sa jeunesse. Il répétait machinalement les expressions du terrible arrêt de la Convention : " Lyon n’est plus ! ". Il a raconté depuis que, dans cette crise d’affaissement moral, ce fut son fils qui lui redonna du courage, en exprimant l’espoir que Lyon survivrait, malgré tout, à son épitaphe et à ses bourreaux.
Leur bataillon avait d’abord été dirigé sur Toulon ; mais cette ville, qui avait ouvert ses portes aux anglais comme Lyon s’était livré aux Sardes, avait succombé sous les coups des armées républicaines. Les volontaires du Rhône et Loire furent alors envoyés sur le Rhin. Incorporés dans l’armée dite de Rhin et Moselle, que commandait Pichegru, Jacquard et son fils prirent part à la déplorable campagne de 1795. Chargé un jour de la surveillance d’un certain nombre de disciplinaires prisonniers dans un petit village près d’Haguenau, Jacquard entend tout à coup tonner le canon :
-Camarades, leur dit-il, je promets le pardon et l’oubli à ceux qui iront demander des fusils pour se battre.
Tous suivirent, se battirent et furent graciés.
Ce fut dans un des malheureux combats de cette campagne, probablement celui d’Heidelberg (octobre 1795), que le fils de Jacquard, atteint d’un boulet autrichien, expira dans les bras de son père. La douleur de Jacquard fut immense. Après avoir langui quelques mois dans un hospice, il obtint son congé et se mit en route pour Lyon. Il retrouva sa femme dans un grenier des faubourgs, assistée d’une généreuse fille qui s’était dévouée à son service et qui, depuis lors, resta l’amie du ménage.
Elle luttait encore vaillamment contre la misère, faisant des chapeaux de paille à l’occasion et soutenue par l’espérance de revoir son mari et son fils.
L’entrevue du retour fut à la fois heureuse et triste. Les deux époux " pleurèrent ensemble leur enfant, leur jeunesse, leur fortune, leurs espérances. " (Lamartine)

III
La population manufacturière de Lyon avait traversé une épouvantable crise. En novembre 1794, Vandermonde envoyé par la Convention pour étudier les moyens de relever l’industrie dans la Commune Affranchie, avait trouvé 95000 âmes, alors que le recensement de 1791 avait constaté une population de 145000 !
Ainsi, 50000 Lyonnais avaient péri tragiquement ou étaient alors fugitifs. Le décret révolutionnaire qui assimilait aux émigrés les fugitifs de Lyon fut rapporté peu après, et on vit rentrer dans leur ville natale une foule d’industriels qui s’étaient établis à l’étranger et y prospéraient déjà.
Bientôt, grâce au dévouement de ses enfants, Lyon sembla sortir de ses ruines. Jacquard s’était remis au travail comme simple ouvrier, cependant, il ne pouvait s’empêcher de songer toujours au grand problème de mécanique dont il poursuivait la solution depuis si longtemps.
En septembre 1801, il présenta à l’Exposition le modèle de sa première machine, dite " la tireuse de lacs ", qui lui valut une médaille de bronze, et pour laquelle il obtint, la même année, un brevet d’invention. Dans l’exposé joint à sa demande de brevet, il s’expliquait dans les termes suivants, sur le principe et les avantages de son procédé.
Il suffit de varier les dimensions de la machine, suivant le nombre de lacs, pour fabriquer facilement toutes les étoffes brochées ou façonnées, car il n'est pas nécessaire que la machine soit divisée en huit parties plutôt qu'en douze, seize, etc. On remarquera seulement que, au moyen d'une machine divisée en huit parties, il est possible de confectionner la grande majorité des étoffes.
Le mouvement indispensable que l’ouvrier communique alternativement avec le pied à chaque marche, est le principal moteur.
Le mouvement des marches doit avoir lieu indépendamment de l’exercice de la machine, et l’application de cette force au jeu de ses parties est d’autant plus avantageux, qu’il suffit de mettre à profit un mouvement déjà existant.
La manière de mettre la machine en mouvement par le moyen des marches est un grand avantage, puisqu’il en résulte plus de célérité dans l’exécution, car les lacs sont abaissés en même temps que les marches, tandis qu’autrefois l’ouvrier, après avoir mis les marches en mouvement, était obligé de donner l’ordre de tirer des lacs. "
Le 23 décembre 1801, Jacquard, qui avait obtenu à l’Exposition des produits de l’industrie nationale la dernière médaille de bronze, reçut de Chaptal, ministre de l’Intérieur, un brevet pour dix ans, qu’il négligea d’exploiter. Ce premier métier était encore fort éloigné du but que l’inventeur poursuivait avec une courageuse persévérance. Néanmoins, il supprimait le tireur de lacs, ainsi qu’une infinité de cordes et il contribua à faire connaître le nom de Jacquard. L’année suivante, en effet, le premier consul présidait à Lyon la Consulta cisalpine, et en visitant les curiosités lyonnaises, il n’oublia pas l’humble atelier de Jacquard, rue de la Pêcherie, au coin de la place de la Platière.
Peu de temps après, l’autorité municipale accordait à Jacquard un logement au Palais des Arts, à Saint-Pierre, sous la condition d’instruire de jeunes ouvriers sans leur demander de rétribution. Pendant deux ans, Jacquard s’occupa de son école pratique et de la construction de modèles ; il semblait avoir oublié son brevet d’invention, quand il apprit que la société des Arts de Londres avait promis une récompense de un million à l’inventeur d’une mécanique propre à fabriquer des filets de pêche maritime. La Société française d’encouragement avait mis la même question au concours, en offrant une médaille.
Jacquard, après avoir médité quelque temps sur le problème à résoudre, adapta à ce nouveau métier un mécanisme dérivé de sa première invention. Une pédale donnait également le mouvement et distribuait les nœuds régulièrement espacés parmi les fils montés sur le métier. Mécontent du résultat, qui ne le satisfaisait pas entièrement, Jacquard négligea de perfectionner son métier et le perdit entièrement de vue. Mais un de ses amis, découvrant un jour la machine dans un coin de l’atelier, en parla au préfet de Lyon, qui fit appeler Jacquard, et transmit au gouvernement les résultats des essais faits en sa présence.
Bonaparte qui avait déjà pu apprécier le génie de l’ouvrier lyonnais manda à Paris Jacquard et son appareil. L’inventeur se souciait fort peu de faire un voyage coûteux pour présenter ce qu’il appelait " un paquet de cordes ". Mais l’ordre de Bonaparte était des plus pressants, et le préfet le fit partir dans une chaise de poste, aux frais du trésor.
Dans sa vieillesse, Jacquard aimait à raconter qu’il fit ce long voyage en compagnie d’un gendarme qui ne perdit pas de vue l’inventeur, ni son métier. A la suite de l’attentat du 3 nivôse, la police voyait des conspirations partout ; le pauvre Jacquard, traversant la France à coté d’un gendarme, dut certainement passer pour un grand criminel et son appareil pour une nouvelle machine infernale. Lui-même n’était pas éloigné de se croire coupable de quelque méfait ignoré et se sentait fort peu rassuré.
En arrivant à Paris, on le conduisit sans débrider au Conservatoire des Arts et Métiers. Là, dans une salle du rez-de-chaussée, on le mit avec sa machine en présence de deux hommes, dont l’un n’était rien moins que le premier consul en personne, et l’autre Carnot, l’organisateur de la victoire.
-C’est donc toi, lui dit ce dernier, qui prétends faire ce qu’aucun homme ne saurait faire, un nœud avec un fil tendu. Sans s’intimider de cette brusque interpellation, l’inventeur installa son métier et le fit fonctionner devant ses deux interlocuteurs émerveillés.
La Société d’Encouragement, jugeant le problème résolu, décerna à Jacquard sa grande médaille d’or, le 2 février 1804, et Bonaparte lui promit aide et protection. Ce fut, en effet, par ses ordres que l’ouvrier fut placé, comme pensionnaire, au Conservatoire des Arts et Métiers.
Sûr du vivre et du couvert, il inventa, il restaura plusieurs machines, les unes pour la fabrication du velours et du ruban à deux faces, d’autres pour le tissage des étoffes de coton à plusieurs navettes. Le directeur du Conservatoire des Arts et métiers, Molard, homme bienveillant, ami du progrès, aimait à suivre Jacquard dans ses travaux et mit à sa disposition ses plus habiles ouvriers.
C’est alors que l’inventeur se trouva pour la première fois en face des débris de la machine à tisser de Vaucanson. Le grand mécanicien avait abandonné son métier aussitôt après les premiers essais ; on avait monté et démonté bien des fois cette machine de tissage sans pouvoir la faire fonctionner, et quand Jacquard la découvrit, elle gisait dans un coin de grenier, et ses pièces étaient éparpillées çà et là. Cette découverte fut pour lui un trait de lumière ; après trente ans de recherches après avoir inventé sa " tireuse de lacs " qui ne le satisfaisait pas complètement, Jacquard, à la vue de l’ébauche de Vaucanson, venait de concevoir la véritable machine à tisser. Ce moment fut pour l’inventeur le plus beau de sa vie. Il oublia ses luttes infructueuses, sa poursuite de l’insaisissable idée, il oublia cinquante ans de souffrances, de chagrins et de misères ; désormais, il était sûr de son succès. Il fit sans hésiter l’abandon de toutes ses recherches, et ne songea plus qu’à perfectionner et à introduire dans la pratique la manœuvre combinée du cylindre et des aiguilles, imaginée par Vaucanson.

IV
Jacquard vivait heureux au Conservatoire des Arts et métiers, entouré de l’estime des savants ; mais sa ville natale le réclamait. Avant de partir, il puisa aux Gobelins des données pour l’établissement des ateliers de charité dont on voulait lui confier la direction. Il avait proposé la fabrication des tapis de laine, dont les opérations nombreuses pouvaient être exécutées par des mains novices et grossières. Jacquard revint à Lyon en 1804, et fut installé à l’hospice de l’Antiquaille, où moyennant le logement et la nourriture pour lui et sa femme, il dut prendre la direction des ateliers organisés dans cet établissement. Il accepta néanmoins cette offre médiocre, mais qui le débarrassait des soucis matériels de l’existence et lui laissait le temps de travailler à son métier.
Le grand mécanicien s’occupait donc de son humble enseignement industriel, tout en appropriant et en améliorant la machine de Vaucanson. A cette époque fut rendu le décret impérial, daté de Berlin, le 27 octobre 1806, qui autorisait l’administration municipale de Lyon à accorder à Jacquard une pension de 3000 francs, dont la moitié était réversible sur la tête de Claudine Boichon, son épouse.
En échange, Jacquard cédait à la ville toutes ses machines et toutes ses inventions ; il s’obligeait à consacrer tout son temps et tous ses travaux au service de la ville, et à la faire jouir de tout perfectionnement à ses précédentes inventions.
Pour une pension de 3000 francs !
On assure que Napoléon en signant le décret dit : - en voilà un qui se contente de peu !
Pour ce prix dérisoire, la ville de Lyon devenait la propriétaire absolue du génie de Jacquard. L’inventeur devait se partager entre les ateliers de l’hospice de l’Antiquaille et les établissements communaux.
Condamné ainsi à servir deux maîtres, il mécontenterait forcément l’un ou l’autre.
-Un peu trop de zèle à travailler pour les ateliers de fabrique, raconte Jacquard, m’attira des reproches de l’administration de l’Antiquaille, qui m’accusa de négligence et qui, plus tard, me fit déguerpir.
En sortant de l’Antiquaille, Jacquard revint au palais Saint-Pierre ; il y resta seulement quelques mois. L’administration du Musée lui ayant fait signifier qu’elle avait besoin de ce logement, Jacquard alla alors s’établir dans un quartier éloigné où les loyers étaient à bas prix.
C’était en 1807 ; à cette époque, sur le rapport du savant Thabard, l’Académie de Lyon lui décerna une médaille, fondée par Lebrun pour un " nouveau mécanisme qui accélérera la réforme du tissage ".
Un autre succès vint consacrer ses efforts. La Société d’Encouragement pour l’industrie nationale avait proposé un grand prix pour le tissage. Jacquard prit part au concours. Sa machine fonctionna sous les yeux du jury, au château de Saint-Germain, et remporta le grand prix. Tout autre que lui se fût hâté d’aller exploiter son métier dans sa ville natale, d’autant plus que l’Empereur lui avait accordé une prime pour chacun de ces métiers mis en activité ; mais Jacquard mûrissait le projet d’une manufacture de tapisserie à fonder à Lyon. Il resta encore quelque temps à Paris, puis de retour à Lyon en 1808, il commença à s’installer avec l’aide de quelques négociants. Mais à peine eut-on produit quelques échantillons que les négociants retirèrent leur parole ; le métier fut mis sous clé.
Cependant un riche manufacturier de Rouen vint faire à l’inventeur des propositions brillantes, s’il voulait transporter dans cette ville son métier à tapisserie. Mais Jacquard était attaché à sa ville natale ; de plus, il était lié par son traité ; le maire, Mr de Satonnay, défendit à Jacquard de quitter la ville. Cependant ses idées pour la fabrication de la tapisserie furent exploitées par d’autres avec profit ; mais les plaintes de l’inventeur furent vaines et il vit un brevet d’invention accordé à un autre pour son propre procédé.
Ce ne fut pas la seule fois qu’on mit à profit sa bonhomie.
-Tant mieux, disait Jacquard, s’ils sont devenus riches ; il me suffit d’avoir été utile à mes concitoyens, et d’avoir mérité quelque part à leur estime.
Cependant l’ouvrier avait trouvé des appréciateurs de son génie et des protecteurs parmi les premiers manufacturiers de Lyon. Mr Camille Pernon, connu pour sa fabrication des étoffes riches pour meubles et tentures (NDLR : Cette fabrique deviendra la Maison Tassinari & Chatel) avait rétabli sa fabrique à Lyon. Après les évènements de 93, la haute estime dont il jouissait auprès de ses compatriotes lui avait valu d’être envoyé au Corps législatif. C’était un homme qui joignait à des connaissances étendues sur les manufactures des vues élevées.
Ce fut en 1805 que Jacquard s’adressa à Mr Pernon et l’entretint de ses deux inventions pour la fabrication des filets et pour la suppression des lacs. Il accorda peu d’importance à la fabrication des filets, assez restreinte en France, mais il comprit immédiatement les avantages que pouvait présenter la suppression du tir des lacs.
Il promit à Jacquard de suivre ses travaux et chargea Mr Zacharie Grand, qui dirigeait tous les travaux de sa fabrique, de faire des essais pour la mise en pratique du nouveau mécanisme.
Il y avait alors trois genres de métiers pour la fabrication des étoffes façonnées, et chacun de ces métiers exigeait le travail de deux personnes pour les faire marcher, le tisseur et le tireur de cordes.
Le plus employé était le métier à samples de Vaucanson, généralement connu sous le nom de métier à la Falcone ; les deux autres, à samples et à accrochage, avaient été perfectionnés par De la Salle, dessinateur et peintre, l’inventeur de navette volante (NDLR : et l’anglais John Kay, alors ?). Ces deux derniers métiers servaient à exécuter les belles étoffes, remarquables par la hauteur des dessins et le grand nombre des lacs, qui exigeaient deux tireurs de cordes, indépendamment du tisseur.

V
Le premier métier de Jacquard, n’exigeant qu’un seul ouvrier, fut monté au commencement de février 1806, sous la direction de Mr Grand, dans l’atelier du sieur Imbert, quai de Retz, 45.
Jacquard avait évidemment puisé l’idée de sa découverte dans un métier à la Falcone de Vaucanson, lequel marche au moyen de cartons poussés horizontalement par une personne assise à la droite de l’ouvrier, faisant la même fonction que le tireur de cordes du métier ; le lisage et le perçage des cartons appartiennent donc à Vaucanson.
Ce grand mécanicien, devenu inspecteur des manufactures d’étoffes de soie sous le ministère du cardinal Fleury, avait bien annoncé la découverte d’un nouveau mécanisme pour simplifier le métier et supprimer le tir des lacs ; mais, en présence de l’animosité de la classe ouvrière, il ne poursuivit pas ses recherches.
C’est ce mécanisme ingénieux supprimant la manœuvre du tireur de lacs qui est dû entièrement à Jacquard. En comparant les deux appareils, placés côte à côte dans une des vitrines du Conservatoire, on croit voir une colossale ébauche, à coté d’une œuvre complète et terminée.
Jacquard s’était assimilé la pensée de Vaucanson, et l’avait traduite sous une forme plus positive et plus élégante. Son métier, moins coûteux et moins embarrassant, donnait des résultats plus considérables et plus précis par suite du perfectionnement du mécanisme des aiguilles et des crochets qui remplacent la tire.
Jacquard eut encore l’heureuse idée de reprendre l’ancien cylindre carré de Falcon, à la place du cylindre rond de Vaucanson. Il obtint ainsi plus de sûreté dans le jeu des aiguilles ; il put aussi exécuter des dessins plus grands et plus compliqués, en employant des bandes de carton égales en hauteur à chaque face du cylindre et reliées par une chaîne sans fin.
Sous la direction de Mr Grand, Jacquard apporta encore quelques perfectionnements à son invention ; il maîtrisa et régularisa le jeu des crochets par des élastiques, selon l’idée qui lui fut suggérée par un ouvrier tisseur, nommé Arnaud. Sur ses conseils également, un ouvrier mécanicien, nommé Breton, supprima le chariot porte cylindre et le remplaça par la presse mobile à ressorts qui fait aujourd’hui partie de tous les nouveaux métiers. Jacquard ne sollicita pas de brevet d’invention pour le dernier type de son métier ; il voulait que tous les ouvriers bénéficiassent de son invention. Le métier Jacquard fut présenté par Mr Pernon au Conseil municipal et à la Chambre de commerce de Lyon ; il y trouva des admirateurs et des protecteurs ; mais, au moment où il croyait avoir conquis à sa machine l’industrie lyonnaise, il se heurta à un obstacle qu’il n’avait pas prévu, la résistance des ouvriers.
Il était dans la destinée de Jacquard d’essuyer dans sa ville natale, et de la part de ses concitoyens, de ces pauvres canuts dont il avait voulu améliorer le sort, les injustices, les outrages et même les persécutions qui sont le lot de beaucoup d’inventeurs.
Cette épreuve fut certainement la plus lourde de sa vie ; et plus tard, quand des hommages de reconnaissance lui parvenaient dans sa retraite d’Oullins, des pays les plus éloignés, ce n’était pas sans un sourire amer qu’il racontait l’irritation des ouvriers, leur opposition, leur malveillance.
On ne voulait voir dans sa machine originale qu’un plagiat, une copie servile des métiers, tantôt de Falcon, tantôt de Vaucanson.
Le métier Jacquard fut réputé inapplicable ; on prétendit qu’il marchait mal et, comme preuve, des ouvriers exhibèrent des produits détériorés par malveillance et allèrent jusqu’à actionner Jacquard en dommages intérêts.
Ces malheureux ne voulaient voir dans l’adoption du métier Jacquard que la suppression de tous ces états accessoires de liseuses de dessin, d’appareilleuses, de faiseurs et de tireurs de lacs, états pénibles et malsains, mais qui, cependant, les faisaient vivre. Ils n’envisageaient que le résultat immédiat sans vouloir comprendre que la prospérité des manufactures et l’emploi très facile et plus lucratif de leurs enfants à d’autres travaux accroîtraient leur bien-être.
Ce fut parmi eux une clameur générale, furieuse, contre l’innovation perfide qui, disait-on, supprimait les ouvriers, créait des mendiants, annulait l’habileté individuelle des tisseurs et fournissait à l’industrie étrangère les moyens de rivaliser avec notre industrie nationale.
Dans une émeute, un des nouveaux métiers fut brisé et on fit un feu de joie de ses débris. Un autre jour, sur le quai Saint-Clair, trois ouvriers assaillirent Jacquard et ne parlaient rien moins que de le jeter à l’eau. Ils eussent accompli leur crime sans l’intervention de plusieurs personnes et des agents de police.
Avec sa fine bonhomie, Jacquard aimait à raconter l’anecdote suivante pour montrer jusqu’à quel point avait atteint l’animosité aveugle de ses concitoyens :
" Un jour que j’achetais des cordes, mon cordier vint tout à coup s’apitoyer sur son sort et sur la diminution de sa vente. Je lui en demandai les motifs.
-Ah ! Monsieur, c’est ce damné métier à la Jacquard qui en est la cause ; il a tout simplifié, il a enlevé le pain au pauvre monde. Si ce n’est pas une infamie, je vous le demande, qu’on encourage de ces monstruosités d’inventions qui ôtent l’ouvrage à l’ouvrier ! Allez, s’il ne fallait que de la corde pour pendre ce coquin de Jacquard, je donnerais volontiers…
-Toute votre boutique ?
-Oh !non, mais ce qui faudrait pour ça.
-Vous ne connaissez pas Jacquard ?
-Ni n’ai envie de le connaître. C’est un mauvais citoyen ; car il n’y a qu’un mauvais citoyen qui puisse vouloir la mort du peuple.
-On vous l’a fait plus noir qu’il n’est, et s’il vous expliquait lui-même que son métier est tout dans l’intérêt de la classe ouvrière !
-Je voudrais bien voir comment il s’y prendrait, le grugeur !
-Eh bien ! écoutez moi, car je suis Jacquard.
Et le cordier de balbutier force excuses.
-C’est notre femme, ajouta-t-il en finissant, qui me conte chaque jour ces sornettes-là.

VI
L’inventeur lyonnais devait connaître toutes les amertumes de l’ingratitude humaine et s’entendre appeler " un plagiaire inintelligent de Vaucanson " avant de voir son œuvre triompher de l’ignorance et de l’injustice de ses concitoyens. Ce ne fut qu’en 1809, après quatre années de lutte, que MM. Grand parvinrent à faire adopter le métier Jacquard par leurs ouvriers. La résistance populaire n’avait pas encore été vaincue quand l’inventeur eut la douleur de perdre la compagne dévouée de sa vie, celle qui fut sa consolatrice au milieu de ses douleurs et de ses déceptions, et qui ne désespéra jamais de son génie.
En 1812, les préjugés populaires cédaient à l’évidence des faits et on comptait alors 18000 métiers Jacquard à Lyon.
C’est aux tissus façonnés, spécialité tout à fait lyonnaise, dans lesquels l’or se marie souvent à la soie, et qui peuvent offrir des dessins aussi purs, aussi élégants que ceux tracés sur la toile par le pinceau ; c’est à ces riches tissus que Jacquard avait consacré sa machine.
Cependant, le métier Jacquard peut s’appliquer à la fabrication des autres soieries et des étoffes de laine, de coton et même de crin. Insensiblement, il fut adopté dans les fabriques de drap de Paris et de Rouen, de Birmingham et de Manchester ; grâce à lui, la fabrication de tous les tissus fut ramenée au même principe.
Après autant de péripéties et de luttes, la vieillesse du grand inventeur fut au moins calme et honorée, comme elle méritait de l’être. Il s’était retiré à Oullins, coquet village de la banlieue de Lyon, situé au bord du Rhône, en face des Alpes. Là, dans la maisonnette qui avait appartenu à l’académicien Thomas, il pouvait quand soufflait le vent du Nord, entendre battre les innombrables métiers à soie auxquels il avait donné la forme, le mouvement, la vie. C’était sa postérité à lui.
Il y vivait modestement de sa pension et des fruits de son jardin, en compagnie de sa vieille gouvernante Antoinette –il serait plus juste de dire une amie- qui, dès 1793, avait été associée aux angoisses et aux travaux de la femme de Jacquard. En mourant, cette dernière lui avait recommandé son mari " comme un enfant qui aurait besoin de lisières jusqu’à son dernier soupir. "
C’est dans cette retraite que d’illustres voyageurs, des savants de tous les pays, des hommes d’Etat venaient le visiter, tous étonnés de l’existence effacée du mécanicien dont le nom était connu de toute l’Europe. On le trouvait tantôt en habits de paysan, arrosant ses légumes, tantôt entourés des enfants de l’école, s’enquérant de leur progrès et les invitant parfois à partager son frugal repas, au grand désespoir de la vieille Antoinette qui ne savait pas comment nourrir tant de bouches.
Un jour, un somptueux équipage s’arrête devant la porte ; la clochette retentit avec fracas, Jacquard lui-même accourt pour ouvrir. Une voix anglaise se fait entendre :
-Garçon, annoncez à Sir Jacquard, Lord…
-C’est moi qui suis Jacquard…
-Vous, sir Jacquard ? ah ! très extraordinaire.
-Oui, milord, en personne
Et le pair de la Grande-Bretagne, le chapeau jusqu’à terre, balbutie des excuses, s’indigne ensuite, à grand bruit, contre un pays qui laisse dans l’obscurité un homme tel que Jacquard.
-Eh ! milord, répliqua l’inventeur avec sa simple bonhomie, je suis content de mon sort, je n’en demande pas d’autre.
En effet, Jacquard se trouvait heureux de ces témoignages d’admiration, mais il n’en concevait aucun orgueil. La gloire avait été rude à conquérir ; elle était venue si tard et après tant d’amertumes qu’elle avait plutôt apporté au vieil inventeur la consolation que l’oubli du passé.
Lamartine, qui a raconté en poète la vie de Jacquard, a tracé de lui un beau portrait, d’après ses souvenirs personnels.
" C’était, dit-il, un homme d’une taille forte, mais affaissée sur lui-même, par l’habitude du labeur des mains et par la fatigue de l’esprit. Il avait quitté le costume du travail ; il était vêtu de la tunique de drap du loisir, vêtement flottant à large plis sur le corps, et dont les longues basques descendaient jusque sur les talons. Il penchait la tête sur une de ses épaules ; son front était vaste, ses yeux larges, sa bouche épaisse et déprimée au coin des lèvres, ses joues caves, son teint ligneux comme celui de l’ouvrier qui vit à l’ombre.
Une langueur triste et méditative était l’expression dominante de sa physionomie, soit contention d’esprit, soit empreinte ineffaçable des premiers malheurs de sa vie, soit amour-propre longtemps souffrant de l’inventeur qui ne triomphe que tard, et quand le triomphe se confond presque avec le tombeau. "
Ainsi que tous les vieillards décorés de son temps, Jacquard portait à la boutonnière de sa longue redingote à la propriétaire, le ruban rouge avec la croix de la Légion d’Honneur. Il avait réuni dans le salon de sa maisonnette ses brevets, sa machine et ses modèles, non par une vanité bien excusable chez un vieillard qui avait tant souffert, mais parce qu’il aimait à s’entourer des souvenirs de sa vie laborieuse.
Du reste, la noblesse du caractère était chez lui à la hauteur de l’intelligence mécanique. Il prouva son désintéressement et son abnégation, en refusant les offres avantageuses de l’Allemagne et de l’Angleterre, malgré l’animosité envieuse de ses concitoyens. Il attendait avec la patience du génie l’heure de la justice, heure lente à venir, mais qui, du moins pour lui plus heureux que d’autres inventeurs, sonna de son vivant.
" Célèbre, moi, célèbre ! s’écriait-il parfois en homme qui connaît la valeur des flatteries comme des injures humaines ; en vérité, la renommée s’acquiert à peu de frais. "
Souventes fois, des touristes anglais lui demandaient un autographe, à titre de souvenir : " En vérité, disait naïvement Jacquard après une de ces visites, ces anglais sont bien curieux ; que leur importe que je sache ou que je ne sache pas écrire. "
Cet homme modeste et bon s’éteignit paisiblement le 7 août 1834, à une heure du matin, et sa vieille gouvernante lui ferma les yeux. Le lendemain, quelques amis, un très petit nombre d’admirateurs accompagnaient sa dépouille au cimetière d’Oullins. Sur son humble tombe qu’ombrage aujourd’hui un mûrier, Mr Pichard, un de se collègues de la Société d’agriculture de Lyon, rappela en quelques mots les diverses phases de cette existence laborieuse et agitée.
" L’homme de bien, dont nous confions aujourd’hui à la terre la dépouille mortelle, fut le bienfaiteur des ouvriers en soie de Lyon, par la simplification du métier destiné à la fabrication des étoffes de luxe. Il fut aussi le bienfaiteur de la cité lyonnaise, à qui il permit, par son heureuse invention, de soutenir toute espèce de concurrence dans ce genre. Il fut un de ces hommes instinctifs, qui, sans guide, sans secours, tracent de nouveaux sentiers à l’industrie, ouvrent de nouvelles sources de prospérité aux cités ; il fut enfin le modèle de toutes les vertus…
Dire par quelle persévérance il sut arriver à cet immense résultat , serait trop long ; dire ses tribulations pour faire adopter son invention, serait triste pour nous qui jouissons du fruit de ses travaux…
Simple et modeste, Mr Jacquard reçut avec reconnaissance les récompenses municipales qui, bien que tardives, environnèrent d’aisance sa vieillesse et cette croix d’honneur qui décorait l’homme en même temps qu’elle illustrait l’institution…
Il était heureux d’avoir été utile à ses concitoyens, et, pendant que les métiers à la Jacquard se multipliaient, que le nom de l’inventeur devenait européen, il faisait oublier ici sa renommée par de douces vertus. "
Et l’orateur termina en souhaitant qu’une souscription publique consacrât, par un monument, le coin de terre ignoré où reposait Jacquard.
Après le discours de Mr Pichard, M-Grognier, secrétaire général de la Société d’Agriculture et des Arts Utiles de Lyon, prononça quelques paroles d’adieu, dont nous ne citerons que cette phrase qui les résume :
" Il ne fut pas savant, mais il eut du génie ".
Ses concitoyens et la postérité furent lents à apporter à la tombe de Jacquard le juste tribut de leur reconnaissance. Six mois après sa mort, la souscription ouverte par le Conseil des prud’hommes de Lyon ne dépassait pas 12000 francs. De son coté, le Conseil municipal de Lyon avait, du vivant de Jacquard, fait exécuter son portrait en pied par Bonnefond, pour le placer dans une des galeries du Muséum.
C’est le 16 août 1840, qu’au milieu d’un immense concours de curieux et d’admirateurs, fut inaugurée, sur la place Sathonay, la statue de Jacquard, due au sculpteur Foyatier.
" La place Sathonay, choisie par l’autorité municipale, est le lieu le plus heureusement choisi, dit Mr Fortis, un des biographes de Jacquard. Sur cette place, embellie par deux fontaines et par l’entrée principale du jardin des plantes qui s’élève en amphithéâtre, est un marché formant un point de réunion de la population ouvrière qui habite principalement ce quartier.
La statue de Jacquard a 3 mètres de haut : elle est élevée sur un piédestal d’environ 4 mètres ; la figure de l’illustre ouvrier est un portrait fidèle de ses traits : Jacquard paraît avoir déjà dépassé l’âge de soixante ans, sa figure est pleine de noblesse ; il tient dans sa main droite un compas ; dans l’autre, les cartons qui distinguent son métier ; il en combine le percement pour les fils qui doivent y passer : la pose de la statue est parfaitement assortie au sujet. A ses pieds sont tous les accessoires propres à le caractériser ; des outils pour la confection du métier, son plan et une pièce d’étoffe brochée où l’on remarque la tête de Napoléon : ce qui indique l’époque de la découverte. Le premier hommage rendu à la mémoire de Jacquard fut l’épitaphe apposée par le Conseil municipal d’Oullins dans l’église du village :
A la mémoire de Joseph-Marie Jacquard, mécanicien célèbre, homme de bien et de génie.
Elle eût peut-être fait sourire le trop modeste inventeur ; mais, à la grande confusion de ses contemporains, ce simple jugement a été ratifié par la postérité reconnaissante.


Par Gaston Bonnefon 1931

La vie de Jacquard

Joseph Marie Charles dit Jacquard, né le 7 juillet 1752 à Lyon, mort le 7 août 1834 à Oullins, est un inventeur français, à qui l'on doit le métier à tisser semi-automatique.


Le voyageur qui descend la Saône depuis Trévoux est frappé de la beauté, de la variété et de la richesse de cette suite non interrompue de paysages que forment, sur les deux rives, des collines en amphithéâtres, couvertes de vignobles et de bois, où se cachent des maisons de campagne. Il arrive à Lyon et, des hauteurs de la ville, ses regards s’étendent sur le magnifique panorama formé par le bassin du Rhône et borné à l’horizon par le Mont-Blanc, aux glaces éternelles. Cette cité, favorisée par la douceur de son climat, la variété de ses sites, l’abondance de ses produits se ressent de la douce influence de ces régions bénies du midi où la vie est large, où l’art naît sans efforts sous un ciel toujours bleu, au milieu d’une nature parée des féeries du soleil.